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Art et histoire : Sankara, l’insaisissable

Sankara, le jeune chef d’Etat de la Révolution burkinabè d’août 1983, est devenu au fil des ans une légende, en témoigne l’iconolâtrie dont il est l’objet. Posters, effigies sur différents supports et surtout le mythe que la culture orale a élaboré autour de l’homme sont là pour l’attester. Pourtant les arts peinent à se saisir de l’homme du 4 août 1983 pour en extraire, au-delà de l’anecdote, la vérité du personnage.

 

La polémique sur la statue de Thomas Sankara pour le Mémorial qui lui est dédié est révélatrice du malaise des artistes à prendre le personnage dans les rets de leur art. Comme une anguille, il leur glisse entre les mains.

 

La difficulté vient de la multiplicité des facettes du personnage. Quel Sankara figer dans le bronze pour l’éternité ? Le jeune homme au sourire d’enfant ? L’homme aux yeux rieurs ou l’homme grave qui lève les yeux au ciel et soutient son menton d’une main ? Serait-ce le sportif qui s’élance sur le terrain de foot, serrant le ballon comme un globe, ou le musicien extatique dont les doigts courent sur le manche d’une guitare ? Le politique enflammé qui harangue les foules, poing défiant le ciel devant les masses ?  En trois ans, il faut dire que l’homme a beaucoup changé, le capitaine filiforme a pris un peu de poids, le tribun aux discours enflammés contre les ennemis intérieurs et extérieurs est devenu un apôtre de la réconciliation, prêt à se rédimer pour obtenir l’union de tous les fils du pays. Comment saisir dans un seul mouvement cette multiplicité ? Il faut être un artiste tel que le conçoit Rilke, c’est-à-dire celui capable, à partir de nombreuses choses, d’en faire une seule et, à partir de la moindre partie d’une seule chose, de faire un monde.

 

Il ne s’agit pas seulement, en ce qui concerne les arts plastiques tels que la sculpture ou la peinture, de faire une œuvre ressemblante, mais d’en faire une œuvre habitée dans laquelle vibre ce qui peut être perçu par tous comme la vérité de Sankara. Cela, les sculpteurs Gan le réussissent parfaitement lorsqu’ils créent des statuettes funéraires pour représenter leurs rois défunts. Ces statues ne sont pas réalistes mais chacune porte quelque chose du défunt qu’elle figure, de sorte que les populations reconnaissent en elle le roi qu’elle représente.

 

Ces artistes qui ont approché Sankara

 

Beaucoup d’artistes ont tenté de saisir l’homme mais avec des stratégies différentes. Cédric Ido avait abordé le personnage de Sankara de biais à travers son court métrage Twaaga. Il inscrit son film dans l’époque révolutionnaire à travers les costumes, les commentaires référentiels des personnages, et même l’intrigue est comme une réécriture de la tragédie du 15 octobre 1987 pour qui connaît bien le dénouement sanglant de cette révolution d’août.

 

Au théâtre, Aristide Tarnagda a écrit Sank ou la patience des morts, qui est une tentative de rendre compte de la vie de Sankara, mais il s’attache beaucoup au factuel de sorte que ce texte peut être assimilé à du théâtre documentaire. Il faut dire que l’ambition de ce texte est de faire connaître le jeune capitaine et son engagement aux jeunes générations.

 

Gnimdé Bonzi brode de livre en livre sur le même thème Sankara. Après Souvenirs de la Révolution dont la seconde partie était exclusivement consacrée à la vie de  Thomas Sankara, il revient avec un deuxième ouvrage sur Sankara, intitulé  Dix petites histoires de la légende Sankara. Bonzi avoue que Sankara est son idole, il fait par conséquent un travail de groupie et transcrit les histoires que des compagnons de Sankara et d’autres fans lui ont confiées sur l’homme. C’est plus un travail de journaliste que d’écrivain et dans une interview à bafujiinfos.com, il reconnaît : «On ne peut jamais finir d’écrire sur Thomas Sankara. Tout dépendra de ce que j’aurai comme informations puisque ce sont des choses que l’on n’invente pas ». Là se trouve l’erreur de l’auteur car tout est à inventer ! Tout travail artistique a sa part d’invention, de créativité et la littérature doit aller au-delà du procès-verbal qui consigne les témoignages.

 

Toutefois, il faut comprendre les prudences des créateurs. Tout personnage historique, et Sankara en particulier, a été tellement célébré, ses discours écoutés, ses gestes étudiés et sa personnalité si familière à tous que toute approche qui prend de la distance avec le convenu risque d’être considérée comme un blasphème et une trahison de l’histoire. Pourtant, le personnage historique est comme une montagne, tous les chemins mènent à son sommet.

 

Il s’agit de s’engouffrer dans les interstices, les blancs, les silences, les non-dits, les trous noirs de cette existence pour en révéler le sens, la cohérence de ce destin exceptionnel.  Il ne s’agit pas de restituer l’image fabriquée par l’opinion ni de fixer par l’écriture les paroles et les clichés qui ont sculpté le personnage. Le rôle de l’art est d’aller plus loin que l’histoire, de se tenir au plus près de la vérité de l’homme, pour en extraire la quintessence d’une vie, donner un éclairage qui le ferait mieux connaître, de façon nouvelle et indépassable.

 

Il est évident qu’aucun historien ne pourrait rendre compte des pensées de Thomas Sankara lorsque cette après-midi de mi-octobre, il laisse ses compagnons dans la salle et s’engage dans le couloir à la rencontre de ses tueurs. Entre « Restez-là, c’est moi qu’ils cherchent » et la rafale qui le fauche quelques instants après, quelles ultimes pensées ont germé dans la tête de l’homme qui a quitté le groupe et, solitaire, s’en est allé au-devant de sa mort ? Alfred de Vigny nous a donné l’état d’âme et la révolte de Jésus contre le destin que son père lui a réservé : la crucifixion. Ce n’est point un historien, mais un artiste qui pourrait nous donner les pensées de Sankara, l’homme qui a voulu le bonheur pour tous et qui s’en va, seul et abandonné de ses 13 apôtres, à l’étreinte de la mort ?

 

Il est un phénomène mystérieux, connu de tous les vignerons, que l’on nomme la part des anges. Après la mise en tonneau du vin et son entreposage dans les caves à la température basse oscillant entre 10 et 14°, on constate, après quelques années quand on débouche le fût, qu’une quantité de vin a disparu. Et cela, malgré la température qui ne permet pas l’évaporation, malgré le bouchon de liège qui garantit l’étanchéité et prémunit contre l’écoulement du vin. Où donc est partie cette partie du vin ? Mystère et boule de gomme. Les vignerons l’ont donc appelée la « part des anges ».  En toute personnalité historique, il y a cette part des anges, ce supplément d’âme et de vérité volatile que seul l’art est capable de recueillir.

 

Alceny Barry

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