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Avènement du numérique : Quand des photographes voient flou

Elle est bien loin, l’époque où, lors des fêtes, la séance photo assurée par un professionnel était l’un des temps forts de la journée. C’était, en soi, un évènement qui se tenait généralement l’après-midi, après un repas familial gargantuesque bien arrosé. Et en pareille occasion, on faisait tout pour ne pas rater ce moment d’importance. Généralement le flash ne crépitait que quand toute la maisonnée était figée. Et le suspense était d’autant plus au rendez-vous qu’il fallait attendre plusieurs jours pour que l’argentique fasse son effet et, enfin, recevoir les fameux clichés qui provoquaient un attroupement monstre et une ambiance bon enfant, chacun se gaussant de la posture guindée de l’autre. Toujours est-il que le photographe qui faisait de bonnes affaires n’en était que plus amusé, son chiffre d’affaires se portant à merveille.  Autres temps, autres mœurs. Aujourd’hui, à la faveur du numérique, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. L’engouement pour ce genre de service s’est réduit comme peau de chagrin, au point que bien des preneurs d’images tirent le diable par la queue. Pour oser une comparaison avec un terme qu’ils détestent entendre dans l’exercice de leur métier, ils voient flou.

 

 

Cela fait plus de trente ans que Warren Saré est chasseur d’images. La photographie pour lui, ce n’est pas seulement le crépitement assourdissant ou le flash aveuglant de l’appareil. «La photo, c’est avant tout de l’art», insiste ce passionné qui ne dort et ne se réveille qu’avec la photo dans la tête. «Toute la nuit dans mon lit, le film de mes journées passe en boucle dans ma tête, avec ces images de postures que je conseille aux clients qui défilent».  Warren a construit sa vie autour de la photographie, de l’analogique au numérique. Adolescent, il avait déjà de l’admiration pour la seule personne qui faisait de la photo dans son village, Begdo. Il a alors entrepris des démarches pour faire partie de son équipe. «C’était au début des années 80 et n’était pas photographe qui voulait», se souvient-il. Il fallait en être passionné et se donner du temps pour apprendre. Et l’on payait cher l’absence de rigueur en la matière. Un jour, narre-t-il, son patron lui a donné l’appareil pour des prises d’images dans deux villages.

 

Enthousiasmé, il n’a pas pris le soin de le vérifier pleinement. Après avoir constaté seulement qu’il marchait, il est vite parti pour sa mission, ne se rendant pas compte qu’il n’y avait pas de pellicule dans le boîtier. Pour ne rien arranger, il avait pris une avance sur son job et son précieux outil crépitait malgré tout. Satisfait de sa journée de dur labeur, il retourne à Tenkodogo pour faire le point à son patron. Ce dernier, après avoir vérifié l’appareil, se gratte la tête. Embarrassé, il lui annonce qu’il n’y a point de pellicule. Le côté positif de l’histoire est qu’elle lui a servi de leçon pour la suite de sa carrière.

 

Chantal la rigueur

 

Warren ne cache pas sa nostalgie pour cette époque et indique que la profession a connu un bouleversement sans précédent avec l’avènement du numérique. Et pour être en phase avec les nouvelles exigences, tant sur le plan professionnel que sur celui de la rentabilité, il a dû anticiper en se formant. Son maître-mot, c’est donc la formation et la spécialisation. Arrivé dans la capitale burkinabè, il a commencé à s’organiser, ajoutant une corde à son arc : de photographe de cérémonie, il a aussi endossé le costume de photographe de personnalités, où la rigueur et le savoir-faire du preneur d’images sont plus mis en exergue. Il a ainsi su surfer sur la vague des nouvelles technologies sans laisser de plumes.

 

En la matière, la personne qui l’a le plus marqué, c’est l’ancienne première dame Chantal Compaoré, laquelle n’hésitait pas à lui renvoyer les photos qui n’étaient pas à son goût. Il doit d’ailleurs son succès à cette dame, car elle n’a cessé de l’amener à se remettre en cause. Très critique, elle n’hésitait d’ailleurs pas à jeter sur le plancher les images qui l’offusquaient le plus. De l’avènement du numérique, il dira que celui-ci a rendu le traitement des images plus aisé, même si le revers est que bien de photographes traditionnels n’ont pas su suivre la nouvelle tendance. Et le gap technologique s’est vite creusé à telle enseigne que des visiteurs internationaux qui viennent au Burkina Faso arrivent flanqués de leurs photographes équipés d’appareils dernier cri. C’est la raison pour laquelle cet amoureux du travail bien fait a mis en place le Centre photographique de Ouagadougou (CPO).

 

Parmi les nostalgiques de la photo argentique, il y a aussi et surtout Bassirou Sanogo, journaliste à la retraite. Le numérique, à l’écouter, en dehors du fait qu’il a fait des sans-emplois, a fait perdre à la photographie ses qualités artistiques. Rentré des études en France, il partageait sa passion avec son ami Ben Idriss Zoungrana, connu sous le sobriquet de Big Z dans le milieu. Pour mieux vivre sa passion, il s’est même abonné à des revues photos avant de se détourner de ce hobby pour retourner dans son corps de métier, le journalisme. Il fut même collaborateur au journal panafricain Jeune Afrique, de 1976 à 1977, où il faisait ses propres photos.

 

Pour lui, la photo est un art qui n’était pas vulgarisé. La photographie était un art comme la peinture et on estimait qu’une personne qui se prétendait photographe se devait de posséder des équipements qui allaient avec, citant quelques marques reconnues. Aujourd’hui, il déplore que la photo soit banalisée. «C’était un art, une science narcissique qu’il fallait maîtriser. La technologie évoluant avec le numérique, on peut s’acheter un appareil à un prix dérisoire qui aura les mêmes performances qu’un pro. L’art a été donc popularisé et le côté artistique a perdu du terrain».

 

Et pourtant…Des jeunes qui ont su tirer leur épingle du numérique tout en conservant jalousement le côté artistique de la chose, il n’en manque pas. C’est le cas d’Ussen Sawadogo.

 

L’art demeure

 

 Passionné de photographie dès son plus jeune âge, Ussen avait les yeux qui brillaient à la vue d’une photo. Il se posait des questions sur la magie cachée derrière chaque spécimen. Aujourd’hui, il vit de cette passion restée intacte. En ce dimanche ou presque tous les voisins sont censés faire la grasse matinée, lui est «busy» à son domicile, à Kamboinsin, à la périphérie nord de la capitale. Absorbé devant son ordinateur dernière génération, il traite des images prises la veille. Son téléphone ne cesse de sonner. C’était des appels soit de clients, soit de collaborateurs sur le terrain. Pour faciliter l’entretien, il sera obligé de se déconnecter.  La photographie, Ussen l’a apprise sur le tas ; c’est sur le terrain de l’action qu’il a forgé son art. Il raconte : «Je n’ai eu aucune formation. Je me suis toujours dit que je pouvais apporter de l’innovation. Nous avons emboîté le pas à des doyens qui avaient leur manière de travailler. Il était donc de notre devoir d’apporter une touche particulière. Il ne fallait pas laisser notre pays à la traîne par rapport aux autres. Vaille que vaille, il fallait se mettre à la page».

 

Et pour y arriver, le jeune prodige, qui n’est pas encore trentenaire, a eu pour premier maître à sa portée Internet, loin de partager l’avis de ceux des aînés qui estiment que l’art a filé à l’anglaise devant le numérique. Il s’en explique : «Il y a des fondamentaux pour faire une photo réussie, donc le numérique ne doit pas occulter la rigueur professionnelle qui sied. Je ne vois donc pas en quoi le côté artistique devrait disparaître».

 

S’agissant du traitement des photos, il travaille en fonction des suggestions du client. «Il y en a qui veulent des clichés extravagants, c’est à cela que nous essayons de nous adapter». Il reconnaît cependant que les clichés bruts non traités sont de moins en moins demandés, faisant une large place aux images «photoshopées».

 

Malheureusement, force est de constater que beaucoup ont raté cette transition numérique et se mordent aujourd’hui le doigt jusqu’au sang. Sont de ceux-là la plupart de ceux qu’on appelle souvent par dérision les «photographes-studios», abonnés qu’ils sont aux cérémonies officielles (ateliers, séminaires, formations…) et familiales (mariages, baptêmes, décorations, décès…). Ils n’ont pas songé à emprunter à temps les autoroutes de la photographie 2.0.  

 

Nous sommes samedi, jour prédestiné pour les mariages. A la mairie de Bogodogo, il est environ 8 heures et les employés de parking se tournent pour l’instant les pouces, attendant l’arrivée des prochains tourtereaux. Une trentaine de minutes plus tard, deux hommes grisonnants, avancent à grands pas, des appareils photos, qui ne sont visiblement pas de dernière génération, au cou. Il y a fort à parier qu’ils sont de la génération citée plus haut.

 

L’un des deux, Boureima Ilboudo qu’il se prénomme, n’a pour le moment rien à se mettre sous la dent. L’occasion était donc plus que rêvée pour lui de nous raconter le bon vieux temps. «Avant, nous étions incontournables dans les cérémonies», commence-t-il, un brin nostalgique. Aujourd’hui, poursuit-il, avec l’expansion des téléphones androïdes et autres smartphones, les clients sont rares. « Ici à la mairie, il y en a qui se permettent même de nous dire de ne pas les prendre en photo, nous faisant clairement savoir qu’ils disposent de téléphones portables pour cet exercice», fulmine-t-il. En outre, précise-t-il, ils sont souvent gênés dans l’exercice de leur fonction par les usagers de téléphones portables qui leur font écran. «Il nous est difficile de faire des photos avec eux. Ils se mettent toujours devant nous». 

 

Mais comme il faut faire bouillir la marmite et qu’il n’y a pas de reconversion professionnelle en vue, il faut bien qu’il trouve des clients. Le jour où il n’y a pas de mariage ou de baptême à immortaliser, il fait le tour des salles de conférences à la recherche de participants désireux d’avoir des souvenirs de l’évènement. Et les clients se recrutent généralement dans  la gent féminine.  

 

Quant à Mathieu Bationo, son compagnon depuis la Côte d’Ivoire et qui exerce la même activité, il s’insurge contre l’attitude de la jeune génération. «Les jeunes nous narguent, se disant que nous crevons la dalle. Ils sortent leurs appareils de façon ostentatoire et nous jettent un regard méprisant comme si nous étions des moins que rien. Le numérique ne nous a pas porté bonheur, même s’il y en a qui arrivent à en tirer profit», reconnaît-il, l’air fataliste. Il se félicite néanmoins d’avoir, pendant ses quarante années de vie professionnelle pu diversifier ses sources de revenus. 

 

Le photographe Salam Congo, pour sa part, a eu plus de chance ce jour-là. Un couple qui vient de convoler en justes noces, accompagné de ses deux témoins, marchande avec lui une séance photo. Il propose 500 francs CFA la pose ; le client rechigne. Après de longs pourparlers, le preneur d’images cède à 400 francs. A la fin de la prise de vues, il s’épanche : «Vous voyez que ce n’est pas facile. A ce prix, il est difficile de joindre les deux bouts, alors que j’ai plusieurs bouches à nourrir, des enfants à scolariser, sans oublier l’argent qu’il faut pour leur casse-croûte ». Non content de le payer au lance-pierres, le client lui exigera des copies numériques des images et ce, gratuitement. 

 

Au moment où les mariés quittaient l’espace aménagé par la mairie pour les prises d’images, une dame qui y avait pris place a aussitôt mis son garçonnet sur les genoux et sorti naturellement son portable qu’elle a mis en mode selfie pour se prendre en photo. A la troisième prise, nous l’abordons : « Pourquoi ne payez-vous pas les services d’un photographe ? » « Vous aussi… pourquoi le ferais-je ? » nous a-t-elle répondu, l’air étonnée. Une réplique qui en dit long sur la galère que vivent les photographes avec l’irruption de ces téléphones portables équipés de caméras haute résolution.

 

Akodia Ezékiel Ada

 

Encadré 1:

Bon à savoir

 

Les premières photos au Burkina datent des explorateurs en 1894. C’étaient des clichés du lieutenant Chanoine qui était l’adjoint de Voulet. Elles étaient en argentique. Avant cette mission, Binger aussi avait réalisé beaucoup de photos en argentique. Comme sa mission était très longue et qu’il a traversé des zones humides comme la Côte d’Ivoire et le Ghana, les clichés en argentique n’ont malheureusement pas résisté aux intempéries.

A.E.A.

 

Encadré 2 :

Quand les smartphones coupent « le gombo » des photographes de presse

 

Avec l’apparition des smartphones, ce ne sont pas que les photographes des cérémonies de réjouissances qui grincent des dents. Les photographes de presse payent aussi un lourd tribut à cette irruption de nouvelles technologies. Que de nuits perturbées à l’idée de la mission du lendemain avec des départs dès potron-minet et qu’arrivés, les organisateurs leur signifient sèchement qu’ils n’ont besoin que du journaliste. Certains n’hésitant même pas à avancer que les pisse-copies peuvent se débrouiller avec leurs téléphones. A ce propos, Rémi Zoeringré du quotidien d’Etat Sidwaya, par ailleurs, président de l’Association des photos-journalistes du Burkina, se remémore une mauvaise expérience : « Nous formions une équipe de deux personnes : le journaliste et moi. Arrivés sur les lieux du départ, nous avons été embarqués et à mon grand désappointement, on m’a intimé l’ordre de descendre du véhicule sous prétexte  qu’il n’y avait qu’une seule place de prévue pour mon organe, en l’occurrence celle du journaliste ».

 

A l’écouter, loin de lui l’idée de revendiquer une quelconque nécessité, mais il fait remarquer qu’un travail journalistique de qualité s’accompagne forcément d’illustrations tout aussi parlantes, ce que peut faire difficilement le journaliste occupé à collecter des informations. C’est d’ailleurs l’une des raisons de la création de leur association, forte d’une vingtaine de membres, et dont l’objectif est de défendre les intérêts des photographes de presse.

 

A.E.A.

 

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