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Présidentielle ivoirienne : «Me concernant, Ouattara a pris un engagement devant Blaise» (Guillaume Soro)

«Yi beogo, ya wana ?». Quand nous l’avons au bout du fil ce mercredi 30 septembre 2020 dans la matinée, c’est par ces mots (bonjour, comment ça va ?) qu’il entame la conversation, des bribes du mooré qui lui restent de ses passages au Burkina, notamment pendant ses années d’exil dans les années 90 et jusqu’à la chute de Blaise Compaoré. Aujourd’hui, Guillaume Soro est de nouveau contraint à un long séjour hors de son pays après son retour manqué en décembre 2019,  sa condamnation à dix ans de prison par la justice ivoirienne et le mandat d’arrêt international lancé contre lui. Depuis, son « cas » s’est aggravé puisqu’ il a été radié des listes électorales par la CENI, et sa candidature à la présidentielle a été rejetée par le Conseil constitutionnel. Après une ascension fulgurante, cet ancien leader estudiantin devenu tour à tour chef rebelle à 30 ans,  Premier ministre et président de l’Assemblée nationale entre 2002 et 2019 parviendra-t-il à arrêter sa descente aux enfers ?

Nous avons  échangé avec lui grâce à l’entregent d’un  de ses fidèles lieutenants, et il est  formel : Il n’ y aura pas d’élection le 31 octobre prochain. Grand entretien exclusif avec le  natif de Kofiplé vers Ferkéssédougou, non seulement sur l’évolution de la situation en Côte d’Ivoire mais aussi sur ses relations avec le Burkina et son implication présumée dans le coup d’Etat du général Gilbert Diendéré en septembre 2015. Une interview qui ne manquera pas de faire des vagues sur  les bords de la lagune Ebrié (avec quelques ressacs sur les bords du Kadiogo) alors que la météo politique, annonciatrice d’orage,  se détériore chaque jour un peu plus.

 

 

 Cela fait maintenant 10 mois que vous êtes de nouveau exilé après votre retour raté en décembre 2019.

Qu’est-ce qui vous manque le plus ? La scène politique,  vos proches  ou le « garba » du quartier ? 

 

Nier que mon pays, dans toutes ses saveurs, autant celles de ses gens que de ses choses, me manque, ce serait vous mentir. La douleur de l’exil est d’autant plus redoublée que celui qui me la fait subir, Alassane Dramane Ouattara, est un homme pour lequel j’ai sacrifié mes jeunes années quand il était victime de l’exil politique. Ce qui me manque le plus, c’est tout simplement cette liberté d’aller et de venir chez moi, que je croyais avoir chèrement et définitivement reconquise le 19 septembre 2002 avec mes camarades des Forces Nouvelles et compatriotes engagés pour le triomphe de l’Etat de droit et de la démocratie. 

 

Votre nom et celui de Laurent Gbagbo ont été radiés des listes électorales et, comme lui, votre candidature à la présidentielle a aussi été jugée irrecevable. En votre for intérieur, vous vous attendiez vraiment à autre chose ? 

 

Je vous l’avoue, je n’ai jamais rêvé qu’un homme de la trempe d’Alassane Dramane Ouattara organise mon exclusion et celle de plus de 40 autres Ivoiriens de la concurrence politique loyale en Côte d’Ivoire. Le droit des citoyens ne doit dépendre d’aucun for intérieur, mais tout simplement du respect des normes objectives de justice. Cela étant dit, la dynamique de destruction du pluralisme politique, qui est celle du régime Ouattara, notamment depuis sa décision ferme de capturer l’Etat de Côte d’Ivoire une fois acquis son second mandat présidentiel en 2015, pouvait me permettre de prévoir une telle forfaiture. Mais on a beau prévoir, quand ce genre de catastrophe arrive, il y a toujours une part d’inouï et d’inédit qui vous laisse pantois. Comment comprendre qu’Alassane Ouattara, qui a été exclu de toute compétition électorale dans ce pays (en raison, selon le Conseil Constitutionnel de l’époque, d’une nationalité et d’une moralité douteuses) et pour lequel je me suis battu, m’exclue et exclue d’autres Ivoiriens des listes électorales de Côte d’Ivoire ? Comment comprendre que celui qui, hier, a contesté les décisions du Conseil Constitutionnel et s’est battu contre elles par tous les moyens, légaux comme illégaux, se trouve être aujourd’hui celui qui demande à ses victimes de se soumettre au verdict infâmant d’un Conseil Constitutionnel corrompu et exécutant aveuglément ses propres ordres ? Tout le monde sait que la liste des candidatures à l’élection présidentielle 2020 a été arrêtée le dimanche 13 septembre au palais Présidentiel par Ouattara avant d’être transmise le lendemain au Conseil Constitutionnel.  C’est tout simplement abject ! Heureusement, j’ai pour moi la force du droit, car deux décisions de la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples en ma faveur ont débouté, les 22 avril 2020 et 15 septembre 2020, le régime Ouattara. Cette Cour a fait injonction de m’inscrire sur la liste des électeurs et des candidats, parce qu’elle estime que les poursuites engagées contre moi sont politiquement motivées et portent atteinte à mes droits fondamentaux.

 

Qu’à cela ne tienne, n’avez-vous pas surestimé vos forces en décidant de vous opposer frontalement au président Ouattara ? 

 

Non, car ce n’est pas moi qui ai décidé de m’opposer frontalement à Ouattara. C’est lui qui m’a porté le coup, le premier coup, en m’imposant une démission de la tête de l’Assemblée nationale. Dès lors, c’est lui qui s’est surestimé. En ce qui me concerne, le problème ne s’est pas immédiatement posé en termes de rapport de forces mais plutôt au niveau de ma conscience intime. Après avoir consacré ma jeunesse à la lutte pour le pluralisme et contre l’exclusion, devais-je me soumettre, en plein âge adulte, devenu un homme politique, au diktat d’un homme qui ramenait notre pays au parti unique, à la soumission aveugle au culte de sa personnalité, à la confusion des pouvoirs et au règne de la terreur comme des maîtres chanteurs ? Je n’ai donc pas surestimé mes forces. Je n’ai fait que procéder à un examen radical de ma conscience. Quand je ne suis pas d’accord, je dis NON. Je l’ai fait hier, je le fais aujourd’hui, et je le ferai demain, car mon être profond est rebelle à toute injustice, d’où et de qui qu’elle vienne. Ma vie n’a de sens que dédiée à la justice, à la liberté et à la vérité. Enfin, j’observe que mon peuple et Dieu le Tout-Puissant ne m’abandonnent jamais quand je suis fidèlement le chemin de ma libre conscience. Ainsi soit-il. 

 

 

Comme disent les Saintes-Ecritures, « aide-toi et le Ciel t’aidera ».Vous avez récemment déclaré que si vous n’êtes pas de la partie, il n’y aura pas d’élection en Côte d’Ivoire. Allez-vous donc déclencher une nouvelle rébellion ou que comptez-vous faire concrètement pour empêcher la tenue du scrutin ?

 

Vous êtes excessif dans vos propos. Je ne l’ai pas dit ainsi. J’ai dit qu’il n’y aura pas d’élection le 31 octobre parce que le Conseil Constitutionnel s’est parjuré en invalidant 40 candidatures légitimes et validant la seule candidature interdite par la Constitution, celle de Ouattara. Si au Burkina le Conseil Constitutionnel,  avait en 2015, validé la candidature de Blaise Compaoré en éliminant toutes les autres candidatures, qu’auriez-vous fait ? C’est le Peuple de Côte d’Ivoire qui stoppera Alassane Dramane Ouattara dans sa dérive dictatoriale. Vous n’ignorez sans doute pas l’union large, massive et majoritaire des forces de l’opposition et de la société civile ivoiriennes qui encerclent aujourd’hui le régime isolé, discrédité et affolé du RHDP. Les plateformes alliées CDRP, EDS et GPS dominent le RHDP. La configuration des forces en présence, tant sur le terrain populaire, institutionnel que diplomatique et géopolitique est clairement en faveur de notre juste cause démocratique. Cette fois-ci, c’est le Peuple de Côte d’Ivoire, tout le Peuple de Côte d’Ivoire, qui pourra revendiquer une grande victoire collective. Le Peuple de Côte d’Ivoire est profondément rebelle à toute forme de dictature. Observez-le bien depuis 1990 notamment. 

 

Pourtant votre appel à l’union sacrée de l’opposition pour barrer la route à ADO a été diversement apprécié   à Abidjan.  Personnellement, que pouvez-vous vraiment faire si loin de votre pays à un mois de l’échéance ? 

 

Notre appel à l’Unité d’action a bien plutôt été suivi de succès à Abidjan. Comme je l’indiquais tantôt, les plateformes CDRP du Président Bédié, EDS du Président Gbagbo et GPS que je coordonne agissent depuis lors en profonde synergie. Mais il y a mieux : Alassane Dramane Ouattara, le candidat usurpateur, se retrouve désormais seul avec sa pseudo-élection comme un hochet dans les mains, car les deux autres candidats de poids validés par le Conseil Constitutionnel corrompu, le Président Bédié et l’ancien Premier Ministre, Pascal Affi N’guessan, ont clairement renoncé à participer à la mascarade annoncée. La Commission Electorale Indépendante (CEI) est inopérante parce que sa composition est incomplète : les trois membres de l’opposition y ont suspendu leurs activités. Du coup, l’élection illégale et illégitime du 31 octobre 2020, fabriquée par l’usine à fraudes de Ouattara montée depuis les listes électorales non auditées, la CEI aux ordres et le Conseil Constitutionnel parjure, a été de facto invalidée et rendue insignifiante. Quant à la question de ma présence, j’observe qu’elle se fait tellement ressentir en Côte d’Ivoire que les officines du pouvoir et l’opinion nationale m’annoncent plusieurs fois présent dans le pays. Agir, c’est influencer, modifier, orienter l’Histoire. Et pour ce faire, ma présence physique sur le sol ivoirien ne sera que le parachèvement d’un processus déjà enclenché. Je rentrerai à tout moment opportun dans mon pays. Nos trois plateformes représentent les trois quarts du champ politique ivoirien. Si Ouattara affirme qu’en 2010, toute l’opposition était unie contre Laurent Gbagbo, entraînant immanquablement sa défaite, il doit tout aussi admettre qu’en 2020, il ne peut en être autrement quand toute l’opposition est de nouveau unie contre lui. Par conséquent, il est évident que Ouattara et son RHDP ne peuvent que perdre.

 

Suite à vos menaces à peine voilées, votre désormais ennemi a affirmé que votre place n’est pas dans la campagne mais en prison  Pouvez-vous effectivement prendre le risque de rentrer, sachant ce qui vous attend ?  

 

Une fois de plus, il ne faut pas inverser l’ordre des choses. C’est bien M. Ouattara qui viole la Constitution de Côte d’Ivoire. Un proverbe bien pensé dit que celui qui indexe un ennemi ne devrait pas oublier les quatre autres doigts de sa main qui se replient sur lui-même. Si Alassane Dramane Ouattara estime que je dois être fait prisonnier uniquement parce que je suis candidat à l’élection présidentielle dans mon pays, on doit se demander quel sort la Côte d’Ivoire devrait réserver à l’homme par qui sont principalement advenus les putschs et tentatives de coups d’Etat de 1993, 1995, 1999, 2000, 2001, 2002 et finalement la guerre postélectorale fratricide de 2010-2011 due à son refus de respecter la décision du Conseil constitutionnel en 2010 ? Que doit-on franchement faire à l’homme qui, ces deux derniers mois, a occasionné l’assassinat de plus de 30 personnes en Côte d’Ivoire, emprisonné arbitrairement des centaines d’autres, dont des députés, uniquement parce que ces citoyens s’opposent à son projet illégal, illégitime et sordide de 3e mandat présidentiel ? Alassane Dramane Ouattara est le plus grand prisonnier ambulant et en sursis de Côte d’Ivoire. Lui qui a tant emprisonné les autres, lui qui a enlevé et pris en otage, tel un chef de razzia, des femmes aux mains nues, des députés sans la levée de leur immunité, mes propres frères de sang ? On ne peut pas humilier tout un peuple tout le temps. 

 

Au-delà de ces imprécations, à un mois de l’élection peut-on encore arrêter la machine électorale qui est bien lancée ? Et comment à votre avis ? 

 

L’Histoire imminente de la Côte d’Ivoire répondra à votre question. Mais les astres s’alignent tous les jours en faveur du départ du régime RHDP du pouvoir. Vous pouvez cependant ne pas les voir, car la vision politique n’est pas un art collectif. Au demeurant, je l’ai dit toujours : en matière électorale, il n’y a pas de fétichisme de date, surtout s’il s’agit de préserver la paix, la sécurité et d’éviter une crise électorale potentiellement plus dévastatrice que celle de 2010.

 

Certains disent que c’est bien fait pour vous, ce qui vous arrive et que nul ne peut se prévaloir de ses propres turpitudes parce que c’est vous qui avez pris les armes pour installer ADO au pouvoir. Nourrissez-vous quelques regrets aujourd’hui pour cela ? 

 

Dire cela, c’est faire une réflexion à courte vue. Je n’ai pas pris les armes pour faire plaisir à Ouattara. Je me suis engagé dans ce combat aux côtés des forces de la communauté internationale pour le respect du droit et la défense de la vérité des urnes. Je me battais déjà en Côte d’Ivoire pour le pluralisme politique avant l’arrivée de M. Ouattara. Je ne regrette pas le combat contre l’injustice et l’exclusion, car il valait la peine d’être mené. En revanche, je regrette d’avoir soutenu Ouattara qui, au final, a dévoyé l’idéal de notre combat. Ce faisant, il nous a livrés à la moquerie publique. Que je sois indexé aujourd’hui est une chose, mais en réalité si Houphouët-Boigny n’avait pas fait venir Ouattara de Dakar en 1989, je ne l’aurais pas connu. Car monsieur Ouattara était inconnu au bataillon politique en Côte d’Ivoire avant ses 48 ans. Mais au fait, qui n’a pas été trompé par Ouattara en Côte d’Ivoire ? Ce monsieur a trompé et trahi le Président Houphouët, puisque des confidences aujourd’hui révélées indiquent qu’entre le « Vieux » et lui, il était convenu qu’il ne se mêlerait pas de succession politique. Il a trompé et trahi aussi Laurent Gbagbo dans le Front Républicain en 1994-1995 ! Rendez-vous-en compte, même le grand Gbagbo de qui on dit qu’il est rusé a été trompé par Ouattara ! Il a aussi trompé Henri Konan Bédié dans le cadre du RHDP et bien d’autres ! Il a trahi et trompé Mabri Toikeusse, Amon Tanoh Marcel, Daniel Kablan Duncan, Anaky Kobenan et même Amadou Gon Coulibaly et Hamed Bakayoko, à qui il a promis de transmettre le pouvoir tout en les instrumentalisant. Je me demande donc qui peut se moquer de qui.

 

Vous vous êtes fait depuis le chantre de la réconciliation. N’est-ce pas trop facile de tendre la main à Gbagbo et à  bien d’autres que vous avez martyrisés pendant tant de temps ? 

 

C’est quand même trop fort ce que vous affirmez. Je n’étais pas Président de la République en 2010-2011 ! En revanche, le Premier ministre et ensuite le Président de l’Assemblée nationale que je fus a compris très tôt qu’il fallait abréger les souffrances des uns et des autres et aller à la réconciliation. D’ailleurs, c’est à partir de mon livre publié en 2005, « Pourquoi je suis devenu un rebelle », que j’affirmais avec énergie que la réconciliation serait l’antidote aux démons de la division de notre pays.  Nous nous sommes affrontés par le passé en raison de nos désaccords fratricides. J’espère que vous savez qu’autrefois mes ennemis ne me firent aucun cadeau (attaque de mon avion en 2007). Avec le Président Gbagbo, Dieu veut qu’aujourd’hui le fil du dialogue soit renoué. Je lui ai demandé pardon. Nous sommes sortis de cette phase de ressentiment. Il nous appartient d’en tirer toutes les conséquences en dessinant un autre avenir pour notre pays, dans la réconciliation, le pardon, la justice et la vérité. Tous les acteurs politiques ivoiriens, sans exception, ont des responsabilités dans ce qui est arrivé de mal à notre pays. L’humilité et l’honnêteté nous commandent de le reconnaître, de nous pardonner, de le rectifier et de nous relever ensemble pour le bonheur de toutes les Ivoiriennes et de tous les Ivoiriens.

 

Le casus belli entre vous et votre mentor, c’est qu’il ne voulait pas faire de vous son dauphin. A partir de quand avez-vous senti que le vent avait commencé à tourner en votre défaveur ? 

 

Non, cela serait réducteur. Il y a eu pire que sa trahison envers sa parole donnée me concernant. Le casus belli véritable est né quand j’ai constaté que Ouattara voulait soumettre tout le Peuple de Côte d’Ivoire à la servitude de sa seule personne et de sa gloire. C’est quand le projet de 3e mandat, inconstitutionnel, et de présidence à vie de Ouattara se sont faits jour que j’ai compris qu’il faudrait le stopper. J’ai bien senti, à partir de sa réélection en 2015, que Ouattara voulait se passer de moi, que j’étais devenu pour lui un allié encombrant qu’il lui fallait détricoter, déplumer et affaiblir. Mais là où le différend s’est fait irréversible, c’est quand Alassane Ouattara s’est mis à jouer au malin avec l’interprétation de la loi fondamentale de notre pays et avec le pluralisme politique si chèrement acquis par notre peuple lors de ses luttes précédentes. Il a voulu assassiner la république. 

 

Puisqu’il n’y aurait pas d’engagement écrit sur la question, Alassane Ouattara a-t-il, oui ou non, promis de faire la passe à Bédié(ou à vous)  après ses deux mandats constitutionnels ?  Si oui, était-ce dans quelles circonstances précises de temps et de lieu ? 

 

Vous feriez mieux de poser la question à Bédié lui-même. Mais je constate qu’Alassane Ouattara, fidèle à son art de diviser pour régner, a fait exactement la même promesse à de nombreux hommes politiques ivoiriens : Bédié, moi-même, Kablan Duncan, Amon Tanoh, Hamed Bakayoko, Mabri Toikeusse et beaucoup d’autres Ivoiriens ont eu droit aux bonimenteries du chef du parti RHDP. En ce qui me concerne, l’engagement fut pris devant l’ancien Président du Faso Blaise Compaoré et l’imam défunt Boikary Fofana. Ouattara jura même sur le Saint-Coran, ce qui vous donne une image précise de sa prétendue bonne foi de musulman. 

 

On vous a souvent décrit comme un jeune homme trop ambitieux et trop pressé. Pourquoi faire une fixation sur les échéances de cette année alors qu’à 48 ans vous avez encore tout le temps si Dieu vous prête vie? 

 

Vous dites que je suis trop ambitieux et trop pressé, pourtant un des héros de votre scène politique Thomas Sankara a été Chef d’Etat à 32 ans. Une telle question venant d’un journaliste burkinabè me surprend franchement. Mieux encore : qui décide à la place d’un citoyen et d’un homme politique de la date à laquelle il doit s’engager dans la course au pouvoir d’Etat ? Laurent Gbagbo était candidat en 1990 à 45 ans. Obama, Macron, Trudeau ont accédé au pouvoir à des âges plus jeunes que le mien aujourd’hui. De quoi me parle-t-on ? Je ne prête aucune attention aux arguties sur mon impatience politique : l’histoire contemporaine en montre la vacuité. 

 

S’il est des domaines où la réussite de Ouattara semble incontestable, c’est l’économie et le social. La Côte d’Ivoire serait même devenue le « pays le plus riche d’Afrique de l’Ouest » en PIB par habitant. Vous qui avez aussi contribué à cela, vous n’allez quand même pas nier ce bilan plutôt flatteur  parce que vous êtes fâché contre lui aujourd’hui?

 

C’est faux ! Ne trouvez-vous pas que c’est trop gros, la Côte d’Ivoire pays le plus riche d’Afrique de l’Ouest devant le Nigeria et le Ghana ? Non, soyons sérieux : le PIB n’est d’ailleurs pas un critère d’appréciation crédible de la richesse du citoyen,surtout dans nos pays dont l’économie est dominée par des acteurs étrangers. Et de plus en plus, les économistes le contestent ; on s’accorde à reconnaître que le Revenu National Brut (RNB) et l’Indice du Développement Humain (IDH) font davantage foi dans les pays en voie de développement notamment. La politique sociale de Ouattara a été un échec cinglant. Il a mis la société au service de l’économie et non l’économie au service de la société. Son ultracapitalisme sauvage a appauvri les Ivoiriens. Ouattara a incontestablement réussi à réaliser une incongruité en Côte d’Ivoire : la croissance pauvre. Derrière la propagande fumeuse de son succès économique, se cache la réalité socioéconomique la plus affligeante qui soit pour notre pays. Tenez : près de 50% des Ivoiriens vivent en deçà du seuil de pauvreté selon le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale ; 70 à 90% de la population ivoirienne en âge de travailler est au chômage selon la Banque Africaine de Développement (BAD), basée à Abidjan ; la Côte d’Ivoire est le 1er pays africain en taux de suicides  selon l’Organisation Mondiale de la Santé(OMS 2019) ; la Côte d’Ivoire est classée 170e sur 208 pays selon l’Indice du Développement Humain (IDH) du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ; le taux d’endettement de la Côte d’Ivoire est au-delà de la barre des 50% du PIB, avec un poids énorme de la dette morte (la dette publique de la Côte d’Ivoire est estimée en juin 2020 à plus de 15.165 milliards de francs CFA alors que, grâce au point d’achèvement de l’initiative PPTE, le stock de notre dette, qui était de 6.396 milliards FCFA, est passé à 2.214 milliards de F CFA. Donc 4.090 milliards de francs de dette ont été annulés. Nous sommes passés de 2.214 milliards de dette à plus de 15.165 milliards en seulement 8 ans !) ; l’organisme Transparency International a identifié une perception forte de la hausse de la corruption sous le régime Ouattara, corroborée par les alertes de l’Agence de Régulation Nationale des Marchés Publics (ARNMP) en Côte d’Ivoire.

Comment peut-on dans ces conditions parler de succès de Ouattara sur le plan économique ? On utilise à tort et à travers le taux de croissance du PIB, qui  était de 9 % en 2012, pour prétendre que les Ivoiriens seraient devenus les ouest-africains les plus riches. Mais savez-vous que 85% du PIB ivoirien sont l’œuvre de multinationales et d’entreprises étrangères et que, par conséquent, il y a quasiment autant de bénéfices qui vont dans leurs coffres-forts à l’étranger ? Le taux de croissance du PIB, qui est du reste en baisse continue depuis 2012, ne profite pas aux Ivoiriens ; autrement, que Ouattara nous sorte donc le taux de croissance du Produit National Brut (PNB) ou du Revenu National Brut (RNB) de la Côte d’Ivoire à l’image de l’Irlande, et on verra bien la portion congrue réservée dans l’assiette des bénéfices à notre peuple !

 

Vous président, même si jusqu’à preuve du contraire vous ne serez pas sur la ligne de départ le 31 octobre, quelle solution de rechange socio-économique auriez-vous proposée à vos compatriotes pour inverser cette tendance sombre que vous dépeignez ?

  

Il n’y aura pas d’élection le 31 octobre 2020. Je suis candidat à la prochaine élection présidentielle transparente et inclusive que toute l’opposition ivoirienne réclame. Je suis porté par des mouvements et partis politiques qui m’ont désigné. C’est toute une génération qui considère que je dois la représenter. Mon projet de société, intitulé « La Côte d’Ivoire réunie », le démontre. Nous pratiquerons une politique économique moderne et une vision pragmatique ayant pour objectif de faire des Ivoiriens les champions de leur propre économie. Aucun décollage économique n’est viable sans une implication des acteurs nationaux dans la production et la redistribution des richesses du pays. Notre projet de société est très explicite sur la mise en œuvre de notre vision du développement endocentré et écologique de la Côte d'Ivoire. 

 

Parlons maintenant de vos relations avec le Burkina. Même si votre cas a été résolu diplomatiquement entre les deux Etats, beaucoup de Burkinabè vous en veulent particulièrement pour votre implication présumée dans le coup d’Etat du général  Diendéré.  Cinq ans après, vous continuez à jurer la main sur le cœur que vous  n’y avez pas trempé d’une manière ou d’une autre et que les fameuses écoutes téléphoniques entre vous et le Général Bassolé n’ont jamais eu lieu? 

 

Les Burkinabè savent désormais, par la bouche du général Diendéré lui-même, la vérité, à savoir que c’est Alassane Ouattara en personne qui a envoyé des armes, des munitions et de l’argent en septembre 2015 pour aider le CND à réussir son coup d’Etat. C’est d’ailleurs ce qu’il a encore essayé de faire plus récemment au Mali, cette fois en tentant d’utiliser la CEDEAO pour accomplir sa basse besogne et, comme à son habitude, il a échoué. J’ai donc en réalité servi de bouclier, par respect pour le secret d’Etat. Tout le monde sait que c’est Ouattara qui était à la manœuvre, et beaucoup s’acharnent encore contre moi, car j’ai bon dos. On a voulu faire de ma personne le bouc-émissaire de cet épisode triste et douloureux de la vie politique burkinabè, alors même que les responsabilités se situaient à un niveau plus haut. Les relations entre les élites politiques de nos deux pays sont si anciennes et si étroites que ce serait inutile de dire que les Ivoiriens ne pouvaient être entièrement ignorants de ce qui se passait à Ouaga, tout comme les Burkinabè n’ont jamais été entièrement ignorants de ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire. Si on ouvre le chapitre des implications réciproques dans les conflits politiques des uns et des autres des deux pays, il y aura très peu de donneurs de leçons de morale de part et d’autre de notre frontière. Pouvez-vous jurer la main sur le cœur que des Burkinabè n’ont jamais trempé dans des actions de déstabilisation en Côte d’Ivoire ? Œuvrons plutôt pour la paix, la réconciliation, l’Etat de droit et la démocratie au Burkina comme en Côte d’Ivoire. Choisissons résolument le parti des peuples. 

 

L’ancien PM de la Transition, Yacouba Isaac Zida, qui vous connaît très bien,  avait pourtant affirmé en son temps que lesdites écoutes étaient bien authentiques. Est-ce seulement parce que vos relations s’étaient détériorées qu’il a voulu se venger ?

 

Cette histoire est une profonde déception personnelle. J’ai considéré cet homme comme un frère. Il m’a trahi, mais finalement à ses propres dépens. Je suis franchement désolé pour lui. Mais en ce qui me concerne, j’ai pardonné et même oublié.

 

Comme vous, lui aussi est également contraint à l’exil depuis la fin de la Transition. Quel commentaire

en faites-vous ?  

 

Je ne souhaite à aucun Africain d’être exilé pour des raisons politiques. Même pas à mon frère ; je souhaite qu’un jour il lui soit permis de regagner sa terre natale. 

 

Quel est l’état de vos relations avec Blaise Compaoré, quand on sait que l’ancien président burkinabè est à la fois votre ami et celui de Ouattara ?  

 

Mes relations avec le Président Compaoré n’ont jamais souffert de l’ombre d’un seul nuage. 

 

Vos contacts avec Kosyam sont-ils définitivement rompus ou y a-t-il  encore des canaux d’échanges entre vous et  les  autorités burkinabè ?  

 

J’ai fortuitement rencontré le Président Roch Kaboré à l’occasion de quelques fora, mais nous n’avons jamais eu l’occasion de discuter profondément. En définitive, je souhaite que le Burkina retrouve la paix, mais aussi le pardon et la réconciliation entre toutes ses personnalités politiques et sa population. 

 

Avant la rébellion, vous avez longtemps séjourné au Faso.

Quels souvenirs gardez-vous de cette époque ? 

 

Je demeurerai toute ma vie reconnaissant au Burkina Faso pour m’avoir protégé des affres de l’exil au début des années 2000. J’y ai toujours beaucoup d’amis, de frères et de sœurs du fond du cœur. Ce pays m’est resté cher. Une fois passé le temps des malentendus et des frustrations réciproques, je sais que viendra une nouvelle ère de paix, de joie, de prospérité et de fraternité partagées. Elu Président de la République de Côte d’Ivoire, je donnerai un nouvel élan très original à la coopération ivoiro-burkinabè, car je suis profondément imprégné des réalités de nos deux peuples frères. 

 

  Vous qui avez donc des attaches burkinabè, notamment par l’un de vos enfants, vous espérez revenir un jour en paix au «Pays des hommes intègres » ? 

 

Vous savez que le Burkina Faso a une grande diaspora en Côte d’Ivoire. Cette diaspora est témoin du combat que moi et mes compagnons des Forces Nouvelles avons mené pour les protéger et préserver la fraternité entre nos deux peuples frères. Je me réjouis que beaucoup que je rencontre régulièrement me témoignent de la reconnaissance. Mon ami et frère Boureima Badini m’a conduit chez lui à Ouahigouya, et le Naaba m’a adopté comme prince du Yatenga. C’est dire tout l’attachement que j’ai pour ce pays. Si les autorités du Burkina Faso m’invitent, ce sera sans hésitation que j’y répondrai.

 

Une question anecdotique. Vous êtes (re)devenu particulièrement svelte comparé à une certaine époque où vous aviez pris de l’embonpoint un peu gênant à ce niveau de responsabilité, de surcroît dans un pays en crise. Quelle cure spéciale avez-vous faites ? 

 

Quand vous avez des objectifs de haute portée dans la vie, vous ne devez surtout pas oublier que le corps est la plus grande des raisons de nos vies terrestres. Si l’esprit veut se réaliser dans le monde, il doit s’assurer un corps sain. Mens sano in corpore sano (Ndlr : un esprit sain dans un corps sain), disent les Latins. Je m’impose tout simplement une hygiène de vie qui me porte bonheur. Par ailleurs, à 48 ans, je suis véritablement dans la force de l’âge, bon pour le service, prêt pour mon pays et pour l’Afrique ! Dieu soit loué ! 

Interview réalisée par

Ousséni Ilboudo

Dernière modification lemardi, 06 octobre 2020 21:39

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