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L’Imposture des mots de Yasmina Khadra : Le livre de l’autopromotion (Projecteur)

 

La naissance de cet article se trouve dans une intervention du Pr Yves Dakouo qui évoquait l’obligation pour l’écrivain d’aujourd’hui de s’exposer médiatiquement pour espérer vendre ses œuvres. L’Imposture des mots de Yasmina Khadra, paru en 2002 chez Julliard, essaie d’échapper à l’emprise des médias en se médiatisant par et dans l’œuvre. Ce livre inclassable, ni fiction ni réalité, devient un outil d’autocélébration. L’Imposture des mots renouvellele marketing littéraire, le livre est un  lieu de name branding ?

 

 

 

Le monde  des Lettres, en devenant un théâtre, s’est hâté de donner raison à Guy Debord qui dénonçait la société du spectacle. L’écrivain participe désormais à ce spectacle et sa survie même en dépend. Dorénavant l’œuvre n’a plus d’autonomie par rapport à son auteur qui doit la défendre, en assurant  la promotion et même le service après-vente. Il lui faut payer de sa personne par sa présence sur les plateaux de télé, les antennes des radios et sur les médias sociaux. Le succès de l’œuvre est de plus en plus tributaire de sa photogénie et de son bagout. C’est la posture plus que l’œuvre qui fait l’auteur. Il faut se rappeler le passage de Charles Bukowski à Apostrophes, une prestation scandaleuse qui reste dans les mémoires bien plus que ses textes dans l’espace francophone.  L’Imposture des mots de Yasmina Khadra est une œuvre intéressante, car elle change le paradigme : l’écrivain ne quitte plus sa table de travail pour l’exposition médiatique, il fait de son livre le présentoir de sa personne.

 

Ce texte de l’écrivain algérien est-il un roman, un récit de vie, une œuvre littéraire ou un objet livresque non identifié ? Aucune mention du genre comme il est de coutume. C’est cette indéfinition, ce flottement dans la catégorisation générique qui alerte sur l’étrangeté ou l’intention non avouée de l’auteur de  sculpter par les mots une statue de Commandeur des Lettres.

 

Dans ce livre, Yasmina Khadra se met en scène, en évoquant sa bohème parisienne après un détour par Mexico, en ces temps où il a décidé d’abandonner sa carrière de commandant de l’armée algérienne pour se consacrer à l’écriture.

 

Il faut signaler que cet opus suit l’Ecrivain, paru en 2001, roman autobiographique à travers le monde des lettres francophones, dans lequel on découvre que l’intrépide romancière algérienne qui écrit des polars pleins de violence sur son pays, l’Algérie, est en vérité  un homme et, qui plus est, un commandant de l’armée algérienne. Yasmina Khadra, qui signifient jasmin vert, sont les prénoms empruntés à son épouse, qui s’appelle Mohammed Moulessehoul.

 

En réalité Yasmina Khadra est déjà un écrivain célèbre, traduit dans plusieurs langues et dont les romans sont étudiés  dans les universités à travers le monde. Mais son visage n’est pas connu et sa figure d’écrivain francophone reste à construire. A 45 ans donc, Yasmina Reza prend sa retraite de l’armée et déboule à Paris, tel un Rastignac vieillissant mais ayant conservé intacte la soif de conquérir la ville lumière…

 

L’Imposture des mots se présente comme  une catabase, la descente de l’auteur algérien dans les Enfers du milieu littéraire parisien mais c’est en même temps la geste d’un auteur qui s’autocélèbre. Là est le génie de l’auteur rompu : se clouer sur la croix avec les clous du mépris des médias pour préparer son ascension dans le ciel des lettres et des lecteurs.

 

 

 

Un  présentoir de l’auteur

 

 

 

Comment opère-t-il ? En tressant les fils de la fiction et de la réalité. Dans ce texte, Yasmina Khadra raconte sa vie à Paris, d’où un côté quasi documentaire : on y croise des journalistes et des animateurs de grande renommée : Thierry Ardisson, Florence Aubenas de Libération, Jean Daniel de l’Observateur, Jean Luc Douin du Monde, des éditeurs comme Bernard Barrault des Editions Julliard et des hommes politiques français comme Charles Josselin, etc. Ce name dropping permet de démontrer au lecteur  que l’auteur est reconnu dans la machinerie littéraire, il participe à la vie littéraire et intellectuelle de Paris.

 

De l’autre côté, il y a la fiction qui permet de convoquer des écrivains comme Kateb Yacine, Nazim Hikmet, Malek Haddad, Nietzsche qui apparaissent pour discuter avec lui et qui, d’une certaine façon, l’adoubent comme un des leurs.

 

L’auteur-narrateur est visité non seulement par quelques personnages de ses romans antérieurs, mais aussi par Zarathoustra, le personnage de Nietzsche. Il y a aussi le dédoublement de l’auteur  dans le livre : Yasmina Khadra et Mohammed Moulessehoul. Ce qui permet de brouiller les pistes du livre  en faisant se côtoyer la réalité et la fiction, l’autofiction et le récit journalistique, l’actualité littéraire et la réflexion sur la littéralité.  C’est cela qui fait que le livre cache bien son jeu, il est non seulement un questionnement sur la littérature, sur les instances de légitimation, sur le statut du  personnage de fiction  mais aussi un espace d’intronisation de Yasmina Khadra comme  romancier incontesté, un démiurge capable de donner vie à ses fictions.

 

Qu’est-ce qui autorise cette lecture de l’Imposture des mots ? Quelques indices mettent sur le chemin. Quand Yasmina Khadra a tourné le dos à l’armée pour se vouer à la littérature et a débarqué à Paris, il était convaincu de sa réussite car conscient de son talent. D’ailleurs le roman  l’Ecrivain bénéficie des faveurs du public et de la critique. C’est la polémique autour de la participation de l’armée algérienne aux massacres pendant la guerre contre le GIA,  qui est le grain de sable dans la machine promotionnelle. En défendant l’armée, il s’attire le courroux des antimilitaristes. Certains voient en lui  un chargé de communication de l’armée algérienne en mission sous une  couverture d’écrivain. Plusieurs interviews qu’il a données ne sont plus publiées, les journaux étant dans l’embarras.

 

Alors l’idée lui vient de publier un roman,  Frenchy,  sous un nom européen, sous le nom de Benjamin Cros, en 2004 chez Fayard pour échapper à la polémique et prouver son talent. On se souviendra que Romain Gary obtint deux fois le Goncourt pour les Racines du Mal et pour La Vie devant soi sous le pseudonyme d’Emile Ajar ; malheureusement  Yasmina Khadra  ne vendit pas plus de 460 exemplaires de son roman, selon le Figaro Littéraire.

 

Il nous semble que l’Imposture des mots est avant tout un espace de mise en scène de l’écrivain dans le rôle de créateur incontesté, après qu’il a douté de la volonté des médias parisiens de faire la promotion et après l’échec de Frenchy. Cette stratégie, qu’elle soit consciente ou pas, empreinte de mégalomanie, est révolutionnaire, car elle est une tentative de l’écrivain de se déprendre des médias, des instances de légitimation de l’œuvre et de l’auteur pour construire sa figure d’homme de lettres avec les armes qui sont les siennes : les mots et  sans imposture, car l’auteur se construit dans l’œuvre elle-même…

 

 

 

Saïdou Alcény Barry

 

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